L’arrivée sur Ambrosia n’effraie pas le Guépard. Il est ici chez lui, comme en toute lieux au demeurant. La capacité d’adaptation de l’homme n’est plus à travailler, c’est un caméléon qui adopte parfaitement les us et coutumes du peuple qu’il visite. C’est une qualité que doit avoir tout commandant des armées du clan El’Baratchki. Son homme de main, venu quelques jours plus tôt, l’a accueilli avec des nouvelles qui ont fait grincer les dents du berbère. Sa promise semble s’adonner à des activités contraire à sa future condition d’épouse. Qu’elle danse n’est pas en soi un blasphème, ce qui déplaît à Amayyas c’est le fait qu’elle danse d’autres yeux que les siens. Cependant, pour ne pas trahir l’ami de toujours, il se doit, avant tout, de discuter avec lui.

Aucune difficulté pour le trouver, Amayyas connaît l’adresse de son ami. Il sait que la cadette n’est pas là, il l’a vu s’éloigner un peu plus tôt en compagnie de son garde du corps. D’ailleurs, une rage insidieuse a traversé le chef de guerre en voyant cet homme un peu trop près de celle qui doit devenir son épouse. Aucun représentant masculin ne peut se tenir ainsi avec celle qui lui est destinée.

Trois coups sont donnés à la porte, juste assez pour que l’annonce d’un visiteur se répande dans la maison. Un domestique ouvre.

« Monsieur ? »

Amayyas, vêtu d’un costume noir, passe pour un parfait ambrosien. Aussi, n’est-il pas reconnu par le servant.

« Je voudrai voir Hachim El’Bakratchi. »

Un signe de tête invite le promis à franchir le seuil de la demeure. Il est accompagné au salon où le majordome l’informe que le seigneur des lieux ne tardera pas à arriver. Amayyas l’attend, déjà persuadé que sa venue ne provoquera pas chez son ami le moindre étonnement. Un rapide coup d’œil permet de constater que l’occupant des lieux n’oublie pas d’où il vient.

Les affaires du clan nécessitent qu’Hachim y consacre plusieurs heures. Le père resté là-bas n’entend pas laisser son fils en dehors des décisions à prendre, notamment lorsque celles-ci impliquent des engagements à long terme. Le roi actuel n’ignore pas que le jour où il devra laisser sa place approche bien vite. Or, l’homme ne veut pas nuire à son peuple, d’où sa volonté d’associer son héritier dès maintenant. C’est penché sur ses dossiers que sa sœur l’a trouvé un peu plus tôt pour l’informer qu’elle sortait. Hachim n’a pas levé les yeux, n’a pas réellement parlé, il a juste bougonné en lui précisant de sortir accompagné. Le berbère sait que son garde du corps la suivra comme son ombre et avec Amayyas dans les parages, ce n’est pas une mesure de sécurité superflue.

Le Père a, dans son dernier courrier, ordonné à Hachim de faire entendre raison à Asma et de la conduire sur le champ dans le désert pour qu’elle y soit mariée. Pourtant, l’homme connaît l’avis de son fils et le soutien indéfectible du frère pour la sœur. Ce désaccord ne plaît pas à Hachim, il lui creuse même une barre sur le front. Même si le fils n’est pas toujours en harmonie avec le père, il nourrit, au fond de lui, l’espoir que les choses changent et que cette promesse faite par tradition ne soit pas honorée avec la force. De toute façon, le prince du désert s’y opposera, de toutes ses forces. Il aime bien trop sa cadette pour vouloir la voir épouser la vie de leur aînée.

Le majordome tape à la porte du bureau, un visiteur est annoncé. Un élégant gentilhomme, sans plus de précisions. Hachim n’attendait aucune visite, et pourtant un pressentiment s’empare de lui. Il connaît celui qui dérange sa quiétude avant même de le voir. Il attend sa visite depuis plusieurs jours.

Habillé d’une tenue traditionnelle du désert, il franchit le seuil du salon. Son intuition se confirme. Il accueille sous son toit un ami, un frère qui est aussi un ennemi. L’homme auquel est promise sa sœur. L’homme auquel il s’oppose.

« Amayyas. » Prenant l’homme de confiance dans ses bras, Hachim le salue chaleureusement, comme il le ferait dans le désert. Ils ont tellement partagé qu’il n’y a pas de froideur entre eux. « Asma ne veux pas de toi. » Cette vérité est assénée alors que l’hôte est face à l’invité. Aucune agressivité, aucune rancœur dans la voix. Juste un fait constaté simplement. « Romps cette promesse stupide et laisse-là vivre sa vie. »

« Amayyas »

La voix entendue fait se retrouver l’invité imprévu. Un sourire chaleureux, c’est naturellement qu’il tombe dans les bras de son ami, de son frère. Malgré leur différend à propos de la sœur, les deux hommes restent unis par ce qu’ils ont traversé et une profonde amitié. Les paroles de l’ami n’atteignent pas la raison d’Amayyas. Une promesse est à ses yeux sacrée et ne peut être rompue, peu importe la raison invoquée. Surtout que le futur chef des armées du clan a pu admirer la silhouette de sa future et ne compte pas passer à côté du plaisir d’en faire sa première épouse. Même s’il n’a pour elle aucun sentiment particulier, il reste homme dans ses désirs.

« Hachim, mon ami, mon frère, tu sais que cela m’est impossible. Asma doit être ma première épouse comme le veut la tradition instituée par tes ancêtres. » C’est une main sur le bras de son ami qu’il exprime son refus de revenir sur ce qui doit être. « Nous ne pouvons aller contre le Prophète. »

Tout en lui confirme sa volonté de faire sienne cette jeune femme venue à l’autre bout du monde pour lui échapper. « Elle doit me donner un héritier, celui-là même qui épousera ta seconde fille. » Amayyas connaît toutes les traditions de leur clan et il veut les perpétuer.

« Tu es mon frère de cœur, Hachim. Je te respecte et donnerai ma vie pour toi. Mais, tu sais que je ne reviendrai pas sur ce que nos ancêtres nous ont laissé. Tes idées de changement, je ne les partage pas et ne les partagerai jamais, même si je me soumettrai à toi quand tu seras roi. Mais, pour l’instant, c’est à ton père que je me soumets, et celui-ci veut que la tradition soit respectée. »

Amayyas n’est pas menaçant dans ses propos, il ne fait qu’énoncer une vérité connue de tous ceux qui évoluent dans le sable. « En te mettant entre ma promise et moi, tu ne fais que retarder l’inévitable. » Un sourire de chasseur étire les lèvres du berbère, l’odeur de la chasse frise ses narines. Asma ne sera pas une proie facile mais pour le Guépard aucune difficulté.

L’assurance lue dans le regard de son ami de toujours confirme à Hachim que la partie est loin d’être gagnée. La partie de chasse que son vis-à-vis a commencée ne s’arrêtera qu’avec la capture de la proie. L’héritier sait, connait la patience et la détermination du futur chef des armées. Il ne lui en veut pas. A ses yeux, il n’est que le produit incontournable de siècles d’une tradition devant changer. Même si Hachim en est lui aussi prisonnier, puisque son mariage est arrangé.

« Amayyas soit raisonnable. Pourquoi t’acharner à suivre une tradition quand celle-ci provoquera ton malheur et celui d’Asma ? Elle ne désire pas t’épouser, ne veut pas être enfermée comme toutes les femmes du sable. »

Hachim n’implore pas, il parle sincèrement avec une note d’assurance dans la voix. La discussion entamée n’aura pas de fin, il en est conscient. Or, il essaye quand même. Amayyas est têtu, comme tous les hommes de sa famille. Chez les d'Halkarnek, respecter le Prophète, la voix de celui-ci est primordial.

« Le Prophète ne t’impose pas de prendre ma cadette pour épouse, tu ne le décevras donc pas en rompant la promesse et allant chercher ailleurs un ventre fertile. Tu ne veux Asma que parce qu’elle t’échappe et qu’elle devient ainsi, à tes yeux, une proie à chasser. »

L’héritier a, de nombreuses fois, pu constater l’instinct de chasseur du Guépard. Il est sans fin tant il aime le goût de la victoire. C’est l’une des rares différences entre les deux hommes d’ailleurs.

« N’aspires-tu pas à connaître la douceur d’un foyer ? L’épanouissement des sens dans une parfaite harmonie ? »

Hachim n’est pas un chasseur, c’est un amoureux des mots. La poésie berbère relate le bonheur, la joie. Et, c’est à ces sentiments-là qu’aspire l’héritier dans son couple, d’où sa prévenance envers Dayena.

« Crois-tu qu’Asma consentira à t’offrir la femme qu’elle est ? Penses-tu que la forcer à devenir ton épouse, la mère de ton héritier la contentera ? Tu te trompes mon ami. Asma n’est pas une femme servile. C’est une fleur qui doit éclore au grand jour sans que quiconque essaye de la mettre sous verre. »

Les propos de l’ami ne peuvent que faire sourire le félin qui s’installe avec nonchalance dans le canapé. « Je n’aspire qu’à une chose, et tu le sais. » La légèreté de la voix tranche avec la dureté présente dans l’éclat des yeux du guerrier. « Ta sœur sera mon épouse et la mère de mon héritier. » La voix marque toute l’assurance qu’il met dans cet avenir. Il ne pourra, à ses yeux, en être autrement. Tout en lui traduit cette croyance.

« Elle m’est promise depuis sa naissance, il ne peut en être autrement. Et ce ne sont pas tes lectures ou tes croyances personnelles qui me feront changer d’avis sur le respect de cette tradition. Je ne suis pas comme toi, Hachim. Je ne crois pas en tous ces sentiments qui te rendent bien souvent émotif. »

Amayyas ne crache pas son dégoût de cet aspect de la personnalité de son ami, il le respecte bien trop pour cela. En revanche, il ne cache pas son désaccord vis-à-vis de cette tendance marquée chez l’héritier.

« Les femmes sont faites pour honorer leur mari et assouvir leurs besoins, et peu importe le besoin. C’est ainsi et tu n’y changeras rien dans l’immédiat. Quand tu seras roi, tu pourras intervenir sur les mariages, mais tu ne pourras plus rien faire pour ta cadette, elle et moi seront déjà unis selon les lois du clan. »

Inutile d’arrondir les angles avec Hachim, l’amitié entre les deux ne souffre pas de leur franchise. Bien au contraire. Entre les deux hommes, point de perfidie ou de traîtrise. Seulement une profonde amitié indéfectible.

« Hachim, je n’ai pas besoin du consentement de ta cadette pour la mettre dans mon lit. Tu le sais parfaitement. Chez nous, la femme n’a aucun rôle, aucune place à part celle d’attendre son époux et de se plier à sa volonté. C’est tout ce que ta sœur pourra faire une fois mon épouse. Tu le sais, accepte-le et arrête de repousser l’inévitable. »