_ En cette période troublée, peu sont ceux qui s’intéressent à cette petite vicomté de Bosset, situé dans la petite région de Frélencia encerclé des trois grands domaines dont le marquisat de Vélian. Il faut dire que les nobles qui se sont succédé à la possession de cette seigneurie ont tout fait pour qu’on les oublie, avec une assez brillante réussite. Surtout connue pour la justesse de ses alliances, la famille de Rochechouart a toutefois veillé à ce que ses membres reçoivent tous sans exception une éducation parfaite et complète. Cette sagesse familiale répondait ainsi parfaitement aux exigences des différentes époques et régimes traversés durant les mille ans de son histoire. Bien que les dernières générations se soient plus apparentées à des brigands, trafiquants ou corsaires, dans les procédés utilisés pour entretenir leur fortune. Permettant aux de Rochechouart de préserver leur rang, leurs domaines et titres, tout en sachant garder cette célèbre finesse de choix dans l’art matrimonial.

C’est dans ce cadre à l’image extérieure scintillante, mais ténébreuses activités, que les dix neuvième vicomtes de Bosset vît le jour en ce dernier jour de la première semaine de septembre 1869. Solide bambin qui ne pleura que le temps de montrer son indignation de subir la fesser sans motif, pour ne plus jamais verser aucune larme jusqu’à la mort de son épouse. Intelligent et méfiant, le petit Aymerie comprît bien vite que s’il était nécessaire, voir indispensable, d’apprendre l’art de tuer, il n’en demeurait pas moins vital et plus malin d’envoyer les autres prendre les coups. Dès l’adolescence, ce manipulateur fut instruit de tout le savoir vivre et les pratiques que sa condition lui imposait en société. En réalité, le jeune damoiseau préférait s’encanailler auprès de toute la racaille limousine et arverne, prenant plaisir à sa battre jusqu’au sang, parfois même jusqu’à la mort. Un visage bestiale et sans retenue s’offrait alors à tous ceux qui ne voyaient dès lors plus un enfant, mais un barbare sauvage qui ne supportait aucun interdit.

Sachant qu’à sa majorité, il serait envoyé parfaire son éducation avec le rite auquel tous ses congénères devaient se contraindre, il libérait la totalité de ses plus bas instincts, héritage de ses ancêtres qui avaient acquis gloire et privilège par la force. Âgé d’à peine une quinzaine d’années, il portait pourtant déjà un fardeau très proche de ces vieux soldats hantés par les centaines de morts dont ils étaient les auteurs. Dur à la souffrance, Aymerie avait déjà acquis une sombre réputation qui lui valait crainte et respect de tous les caïds qui ne craignaient que le roi et ses humeurs. Par une étrange perception embellit par la brume qui envahissait ses souvenirs de cette période, le jeune baron gardait cher à son cœur le goût du sang, qui ne disparaitra jamais entièrement.
Baron, oui !... Mais pas pour longtemps, car sans que l’on puisse se l’expliquer, les cousins, frères et oncles de ce cher Aymerie disparurent dans les plus étranges circonstances, ce qui le parachuta vicomte par retour de titre.

Mais il était temps que le « sauvage » soit éduqué, et comme un retour de flamme pour son père, le maître qui fût choisi dans ses plus anciens adversaires, Mr de Vélière. L’homme n’appréciait guère plus de se voir confier un sauvage dont les rumeurs quant à ses mœurs étaient arrivés jusqu’à ses oreilles, ce qui présageait de nombreux moments pénibles et désagréables qu’à son âge vénérable, il n’est plus d’usage d’assumer. Mais quel que soit son rang et sa puissance, un ordre royal n’a lieu d’être discuté, seulement accepté. Les premiers mois furent houleux, peu enclin au compromis, Aymerie possédait suffisamment d’intelligence pour ne pas rallonger plus que nécessaire un supplice pour les deux protagonistes. Son maître était un homme de lettres et d’arts, passionné d’Histoire, il n’exposait pratiquement jamais ses inclinaisons. Par chance, le marquis de Vélian avait dans les pratiques charnelles, une orientation des plus ordinaire, ce qui convenait parfaitement au futur vicomte.

Ambitieux et harmonisant ses relations avec son maître, il parvint à obtenir de lui la poursuite de son instruction en parallèle de son éducation. Attiré par le droit, Aymerie du céder sans trop se faire prier, de suivre également des cours dans les domaines des lettres et des arts, allant même à approfondir cette quête dans celui de l’Histoire. C’est durant cette éducation qu’il rencontra celle qui deviendrait son épouse, dont le maître avait décidé de s’attirer la bienveillance du sien en l’offrant pour de multiples nuits. Aymerie remplaça quelquefois son maître, comme il était de droit de celui-ci d’en disposer selon ses envies et besoins. Connaissant cette partie moins glorieuse de chacun, ils avaient fini par se marier sans pour autant effacer ce partage obligatoire.
Mais vint le jour de la réception du jeune vicomte, bien armé et éduqué par Mr le Marquis, l’entretient royal se passa plus que convenablement, car Aymerie sollicita l’autorisation de poursuivre ses études qui bénéficieraient autant au royaume qu’à lui-même.

N’ayant pas la perversité naturelle propre à ceux de son espèce, le jeune vicomte ayant retrouvé titre et rang, tenta sans jamais y parvenir d’oublier ce qu’il considéra plus tard, comme la plus éprouvante période de sa vie. Cela n’est pas vraiment très surprenant, s’il l’on prend en compte l’arrogance et l’égo plutôt imposant pour ce petit nobliau. Car il avait du mal à oublier que dans notre monde, son petit titre et son domaine perdu au milieu de puissantes provinces, il ne faisait pas le poids. Mais l’observateur et curieux jeune homme fit un grand profit de cette expérience, apprenant divers secrets sur les puissants et grands de ce monde. Reprenant ses études de droits, il n’abandonna pas pour autant celle d’Histoire et de Lettres. Par bonheur, sa réception devança de peu le retour en son domaine de sa chère Josephine, la flamboyante rousse dont son cœur s’était épris avec passion. Le jeune noble ayant rang, argent et relations, n’eut aucune difficulté à obtenir la main de son aimée.

Revenant sur ces terres ancestrales, il prit le relais des affaires paternelles, se lassant d’ailleurs assez vite d’avoir à obéir à un homme si peu ambitieux qu’il en venait à rêver de roture. Heureusement, sa jeune épouse effaçait les sombres nuages de l’agacement à ne pouvoir diriger la vicomté comme il l’entendait, les tous nouveaux mariés ne se privèrent pas dans la pratique des jeux sexuelles les plus variés, passant de sensuelles caresses et massages à des violences consenties avec plaisirs. Les jeux sadomasochismes devinrent les préférés du couple, dont leurs éducations respectives enrichissaient sans limites le savoir de l’autre.
Petit à petit, le père rassuré de la solide maîtrise de la gestion d’un domaine et la tenue de son rang de son fils, lui confia de plus en plus de responsabilités jusqu’à lui laisser le contrôle total des rennes des vicomtés pour se consacrer à son œuvre, une énième étude généalogique de la famille de Rochechouart. Certes, cette dernière avait le mérite de respecter la rigueur scientifique adoptée désormais par les historiens universitaires, mais surtout elle contenait la naissance du fils et de la fille d’Aymerie.

Si l’ombre maléfique n’avait pas jugé tout cet étalement de bonheur excessif et juge nécessaire de rappeler la magnifique Joséphine a retrouvé ses ancêtres. Plongeant le jeune vicomte dans la plus profonde mélancolie, le regard vide, Aymerie ne vit et vécu rien des deux années qui s’écoulèrent dans son indifférence à ce qui ne concernait pas son épouse. Réveillé par un sursaut d’orgueil qu’un escroc se disant gourou d’une nouvelle vision du monde, qu’il chassa avec sa torpeur, le jeune vicomte retourna à sa tâche au meilleur des moments. Car son père décéda en lui offrant un nouveau titre de vicomte, celui de Rochechouart, bien qu’il ait déjà rattaché les domaines de ce dernier à ceux du Bosset. Malgré tout, il se retrouvait avec deux enfants en bas âge qu’il fallait éduquer pour l’avenir, les souvenirs de sa jeunesse le poussaient à vouloir autre chose pour eux.

Il voulait développer une ambition naissante en sa descendance, ce qui imposait l’emménagement en la capitale, où d’inquiétantes rumeurs d’empoisonnements en série rendaient risqué pour une famille de noble dont l'état semblait être la cible. Alors que la petite famille de Rochechouart venait de s’installer depuis quelques semaines en la capitale, un nouveau meurtre agitait toute la cour, que le vicomte n’avait cessé de fréquenter, mais que par intermittence. Restant très discret, Aymerie avait toutefois remarqué que le jeu du positionnement et d’influences s’était activement animé ces derniers temps et se demandait s’il avait été judicieux de ramener toute sa fratrie en cette période.

L’assassina de l’inspecteur Welton qui enquêtait dans un lieu que le vicomte avait fréquenté durant son éducation, lui laissait penser à une grande incertitude sur la capacité du pouvoir à gérer cette crise. De nombreux bouleversements s’en suivent, révélations sur révélations se succèdent jusqu’à provoquer un remaniement complet au sein du gouvernement. Le retour à la vie de celui censé être décédé, puis son départ de la cour, ne laisse entrevoir que de sombres complots qui vinrent se confirmer par de nouveaux assassinats, de jeune noble cette fois. De moins en moins convaincu sur la justesse de sa décision, Aymerie s'interroge sur l'avenir de ses précieux enfants. Ils sont les derniers témoignages de l'amour de sa femme.

Inconsolable, le vicomte et ses enfants vivent en ermite, veillant à surveiller très étroitement toutes visites faites à ses trésors. Si l'esclave même de la reine peut être si facilement tué, nulles confiances qu'elles soient anciennes ou nouvelles puissent devenir gage de sécurité. Vivant pour ses enfants, Aymerie ne prêts plus le moindre regard à la gente féminine, non qu'il se soit incliné vers d'autres préférences, mais simplement qu'à ses yeux, sa femme n'a pas d'égale et n'en aura jamais. Il est alors inutile de perdre son temps dans d'illusoires joutes charnelles en dehors de l'usage de services professionnels qui satisfera le corps de ses exigences terrestres.
Le mois de novembre s’étiole lorsque le vicomte qui occupe un obscure poste dans la logistique de l’armée, il reçoit une lettre de la nouvelle Ministre de l’Education le convoquant pour un entretien sur une embauche en temps de que secrétaire à son service. La lettre ne laisse que peu de doute sur le fait, que ce choix n’est pas vraiment le sien…

- Ministère de l’Education -
Place du Palais royal,
Ambrosia

le 28 novembre 1901,

A l’attention de : Mr le vicomte de Bosset

Nous avons reçu les plus vives recommandations sur vos compétences et sur l’opportunité de vous prendre à notre service, je vous invite donc à discuter en mon bureau le 17 décembre de cette année à 14 h 30.
Nous jugerons alors du bien fonder à vous prendre à notre service, dans l’espoir que cette rencontre nous soit favorable à tous deux, recevez monsieur, mes honorables respects.

Mme la Ministre de l’Education,
Comtesse de Merteuil,